Le livre de Dilano, l’alter ego de la rose, de Sélim
Doula: Un manifeste poétique déroutant
De par son lexique à la fois classique et familier, de par son souffle qui
combine amplitude et retenue, de par ses jeux de mots, ses calembours et ses
dérivations lexicales acérés et décapants, de par les nombreux indices péritextuels
(avertissements, éléments biographiques, modes de réception, photographie de
l’auteur, etc.) dont il émaille son texte systématiquement tel un pacte
indissoluble dont sont rappelées, d’un texte à l’autre, les règles et les
exigences, Sélim Doula, de formation philosophique, se définissant comme un
«écrivain libre», semble habiter sous nos cieux une planète à part et creuser
dans les sédiments d’une pratique scripturale dont il serait difficile pour le
commun des lecteurs d'en dénouer l’écheveau.
Son dernier recueil «Kitab Dilano, Shakik al ward» (Le livre de Dilano,
l’alter ego de la rose) publié à Tunis en 2008, comme d’habitude à compte
d’auteur, ne se contente pas de prolonger ses textes précédents, dont notamment
«Kitab Al jirahat wàl mâdârat» (Le livre des blessures et des gravitations) et
«Kitab al salwane wâl manjakiet» mais leur tord le cou, les dégarnissant de
leurs assurances référentielles (politiques, littéraires, étymologiques,
intellectuelles ou autres), métalangage, dérision et provocation à l’appui
comme si la quête de l’écrivain ne cessait d’une étape à l’autre de tendre vers
une poésie épurée, dépouillée à l’extrême, où le langage n’aurait d’autre
recours que ses propres ressources et d’autre angle d’attaque que son chapelet
de cryptes.
Le texte est dans le péritexte
S’il est tellement investi d’un sentiment de singularité et de différence,
il faut bien que le poète multiplie les mises en garde et les avertissements
quant à la réception de son texte qu’il cherche à mettre hors d’atteinte de
ceux qui ne le méritent pas. Tout acte de création est donc un acte de scission
et de démarcation. Dans la phrase liminaire de son recueil, Doula se définit
comme un «poète libre qui s’amuse en toute liberté dans les jardins de sa
solitude». Les illusions et les idéaux s’étant évaporées, de nouveaux rapports
de communication et de complicité sont à réinventer. La «solitude» peuplée est
une vieille ineptie. Il n’y a de solitude en réalité que solitaire.
Les clauses péritextuelles qu’affectionne l’auteur sont aussi instructives
que savoureuses.
Esthétique : «Celui qui est né sans fêlure… sentimentale ne s’approche pas
de ce livre».
Médicale : «Celui qui est né avec un cœur fragile, je lui conseille
d’éviter ce livre».
Poétique : «Ce livre est dans la quintessence de la poésie pure. Si
quelqu’un ne l’aime pas, cela veut dire qu’il n’est pas écrit pour lui».
Amoureuse : «On m’a empêché de demander sa main… j’ai demandé son pied… ô
amoureux sans regret!».
Morale : «Celui qui souffre d’une plus-value morale n’a pas à toucher à ce
texte».
Ces aphorismes, trouvailles aigres créées par l’auteur, constituent la
matrice du méta-discours qui obsède l’horizon d’attente de ce recueil. Ecrire,
c’est tout d’abord régler ses comptes avec des types de lecteurs imbus de leur
suffisance morale, opportunistes à souhait, enclins à l’autocensure et qui
n’ont rien à voir avec notre territoire. Le poète est par essence un être
oxynorique. Son écriture hostile au manichéisme et à la conscience consensuelle
repue, opère sur l’adjonction des contraires et l’abolition des partages
institués.
«Ce livre est dans la cueillette des doux fruits, des pertes récoltées»,
écrit Doula en guise d’incipit générique.
Un lyrisme saccagé
Il y a du savoir dans les 18 sections que comporte ce recueil, comme
l’illustre cette phrase de Nietzsche, placée à l’initiale absolue du texte : «…
celui qui sait quelque chose sur le léger frémissement que répand la marche
ailée de la raison dans tous les membres du corps». Cette citation est corrélée
à celle du penseur soufi Ibn Arabi : «L’être humain est mêlé le jour de la
résurrection avec l’être qu’il a aimé». Nietzsche-Ibn Arabi : deux voix, deux
trajectoires, l’une paganiste, dionysiaque, iconoclaste pestant contre les
Idoles et les modèles et l’autre, tournant le dos à l’Islam officiel et
institutionnel, abyssale, cyclique, est animée par la quête inlassable d’une
passion absolue envisagée comme une fusion totale avec le Divin et l’Eternel.
Ce n’est pas par hasard que le poète revendique cette double filiation qui
est appréhendée comme une même et rigoureuse expérience des limites, mue par un
ton et un régime d’écriture uniques. Ce ton, ce phrasé, ce souffle si
spécifiques des deux penseurs relèvent de l’incantation, de la célébration, de
l’élan visionnaire, bref du testament. Ainsi parlait Ibn Arabi! Ainsi parlait
Nietzsche! Ainsi parlait Sélim Doula! Les affinités électives que tisse le
poète tunisien avec des monuments intellectuels de son choix ne sont jamais
synonymes d’allégeance, de dépendance ou de mimétisme, mais d’un corps-à-corps
d’égal à égal avec ces prédécesseurs fondateurs. On ne peut se surpasser qu’en
se mesurant à tous ceux qui ont fait du dépassement le nerf de leur existence
et de leur écriture.
Les litanies de Sélim Doula gravitent toutes autour de cette appellation
«Dilano», probablement inventée par l’auteur, incrustation d’une contrée
(mythologique?) dont il épelle, d’une section à l’autre, la beauté et la
magnificence. Cette figure féminine est le point d’ancrage et d’amarrage de ces
incantations qui sont à la fois soutenues et espiègles, rituelles et amples et
désinvoltes et ludiques, comme l’indique l’injection de certains vers familiers
tirés de chansonnettes dites «frivoles» et «paillardes». Doula se joue des
niveaux de langue, tel un lutin farceur, martyrise des vocables qu’il se plaît
à étirer typographiquement à l’infini, comme il le fait avec «Amoureux ô ma
maîtresse» («Achikon yà mawlâti»).
La contrée savante et artistique dans laquelle se blottit l’auteur, telles
celles d’Al Chanfâra, poète vagabond («Saâlouk») de l’ère anté-islamique, de
Proust d’A la recherche du temps perdu, de Flaubert de Mme
de Bovary, ou de chansons d’Edith Piaf et de Saliha qui résonnent encore
comme une psalmodie amoureuse, soulignent des itinéraires mobiles plus que des
repères fixes, des déplacements perpétuels, des points culminants d’une
expérience, scripturale et existentielle. Ces lectures, que le poète ramène à
son propre territoire, sont vécues sur le mode à la fois de la jubilation et du
supplice, comme si en les convoquant allègrement, pêle-mêle, l’auteur voulait
également s’en débarrasser, voire en rire, et passer outre.
La seule certitude qu’il y a, dans ce recueil de poèmes, tantôt
approvisionné tantôt pillé, la seule terre ferme tantôt reposante tantôt
sismique, c’est la conscience réflexive dont est assorti le langage, conscience
qui n’est pas celle d’un linguiste ou d’un lexicologue, mais d’un
anagrammatiste et d’un hédoniste. A quoi servent les parenthèses et les phrases
en incises, dans la poésie de Sélim Doula? Pratique éminemment textuelle, elles
servent soit à «polluer» la semence initiale du poème, soit à indiquer la
délectation que procurent au poète certains mots, à l’instar de «tamamen» (entièrement»),
par exemple.
Dérives géographiques
Laissons le savoir et les références littéraires et intellectuelles de
côté. Ce livre, «Dilano, l’alter ego de la rose», puise son rêve dans une
expérience avide de la vie, dans les abysses d’une Tunisie qui ne devient si
familière que lorsque le poète s’amuse à la transmuer en légende et à en
brouiller tous les repères notamment géographiques :
«Dilano/ô doux bruissement qui a parcouru mon âme nue/ je commence à
douter…/Que Gafsa est au Nicaragua/Que Sfax est en Islande/Que Tataouine est
aux Iles Caraïbes/Je doute même du siècle où je vis/Mais est-ce que j’ai
vécu/Je vois quoi? Je vois? Est-ce que vois? Qu’est-ce que je vois?», écrit-il,
ironiquement.
La poésie, c’est la manière subtile de s’enraciner dans une géographie
réelle pour en faire une contrée imaginaire. Le poète est un cartographe
toujours aimanté par les constellations onomastiques de certains lieux qui,
dans son guide à lui, deviennent un univers, une patrie. Tels les bars, par
exemple :
«Bar «Boléro» (Pour tanguer avec les liqueurs/Bar «Bosphore» (pour me noyer
dans les eaux lointaines)/ Bar «La Roue» (Pour que le temps tourne comme le
désire mon désir)/ Bar «l’oiseau bleu» (Pour qu’il emporte, dans son vol, loin,
très loin, ma mémoire».
Cette jouissance de la dénomination toponymique de tous les voyages qu’elle
suggère est générée également par les emprunts linguistiques que le poète prend
du plaisir à distiller dans son texte, comme l’illustrent les mots «Hakou» et
«Makou» puisés dans le parler irakien.
Ce recueil de poèmes, «le Livre de Dilano, l’alter ego des roses», il
faudrait le lire comme un texte spéculaire. Mais il s’agit d’une spécularité
rageuse, bagarreuse, où le miroir n’est tendu que pour être aussitôt pulvérisé
en mille morceaux. Ce sont justement ces débris, ces scories qui sont
infiniment précieux dans cette poésie de Sélim Doula qui n’a aucune envie
d’être cantonné dans un statut générique bien défini.
Hédi KHELIL
Source: La Presse
Source: lapresse.tn
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tunisie
Posté le lundi 17 août
2009 dans Culture
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